Le point Godwin : concept pertinent ou pseudoscience ?
À mesure que les verres se vident, le débat s’anime à table. Parler politique au déjeuner du dimanche en famille, c’est rarement une promesse de quiétude. Quand, soudain, surgit la catastrophe : le point Godwin est atteint. Votre oncle, triomphal, tranche : « Au nom de la loi de Godwin, le débat doit s’arrêter ici ! » lance-t-il, satisfait.
La loi de Godwin, une pseudoscience
Ce fameux point (ou loi, comme la nomment les anglophones) désigne ce moment de la conversation où l’un des interlocuteurs, pour argumenter, se réfère au nazisme. Mike Godwin, un avocat américain, a formulé sa règle en 1990, aux débuts d’Internet. Selon lui, les références nazies proliféraient sur les groupes de discussion. Depuis, connue de tous les politologues du dimanche, la loi de Godwin met en garde contre les comparaisons désinvoltes avec les horreurs de l’Holocauste. « N’invoquez pas en vain la référence ultime au mal », plaide Godwin.
Mike Godwin a d’abord théorisé sa loi empirique en ces mots : « Plus une discussion en ligne se prolonge, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de un. » Cette « loi » revêt tout l’attirail d’une règle physique, un principe immuable.
Mais la règle est plus proche de la pseudoscience que des théories probabilistes rigoureuses. En 2021, un groupe de chercheurs a voulu en avoir le cœur net. Ils ont analysé 199 millions de messages échangés sur Reddit, une plateforme de discussions en ligne. Leur conclusion est sans appel : « Au-delà d’un certain point, la probabilité d’observer les termes “nazi” ou “Hitler” diminue significativement avec la longueur de la conversation. » Un premier coup qui enterre les prétentions scientifiques.
Le deuxième coup est aussi clinique. Le point Godwin suppose que les comparaisons avec les nazis sont un signal de fin de discussion. Or, les chercheurs écrivent : « Bien qu’il soit difficile de déterminer si une discussion sur un sujet donné s’est terminée ou non dans un grand ensemble de données, nous observons une augmentation marquée de la longueur des conversations lorsque les mots “Hitler” ou “nazi” sont nouvellement introduits. » C’est donc l’effet inverse qui est observé.
Le débat autour du point Godwin
L’étude mérite, bien sûr, un approfondissement puisqu’elle se focalise uniquement sur Reddit et aurait pu s’intéresser à X ou Facebook, dont on peut supposer que les débats politiques font davantage partie de leur ADN. Plus largement, le point Godwin est surtout la version 2.0 du reductio ad hitlerum, conceptualisé avec humour par le philosophe Leo Strauss dans son ouvrage Droit naturel et histoire, où il alerte sur le fait que « partager un argument avec Hitler ne suffit pas à le rendre invalide ».
Au fond, la seule originalité de la loi de Godwin, c’est d’avoir donné un nom moins barbare que la locution latine reductio ad hitlerum. Son créateur lui-même expliquera même, quelques années après, qu’il s’agissait « d’une expérience » qui, à sa « grande surprise », a été reprise un peu partout sur Internet à une vitesse spectaculaire.
Des critiques et des défenseurs
Cela étant dit, la remise en question de la scientificité du point Godwin n’empêche pas votre oncle, pour vous couper l’herbe sous le pied, d’user et abuser de cette arme pour mettre fin à une discussion. Problème : en plus d’être pseudoscientifique, le danger de cette loi est que la personne qui compare son adversaire à un nazi doit être considérée comme ayant, ipso facto, perdu l’argument. On lui adresse alors un point Godwin, une médaille de la honte.
Or, la comparaison est parfois pertinente. Glenn Greenwald, journaliste américain connu notamment pour avoir publié les révélations d’Edward Snowden, estime que le fait de moquer et d’intimider ceux qui convoquent la mémoire de la barbarie nazie empêche de tirer les leçons de l’Histoire. Selon lui, le point Godwin « nie l’objectif central de ce qui a été fait à Nuremberg. Nous étions censés apprendre de ces principes et les appliquer à nous-mêmes, et non pas adopter une loi du silence à leur égard ».
François De Smet, docteur en philosophie et auteur de Reductio ad hitlerum : une théorie du point Godwin, analyse le recours récurrent à ce point comme le symptôme d’un malaise profond. Selon lui, il s’agit de notre « dernière boussole du mal ». « Nous n’avons plus de boussole infaillible de la vérité, du bon et du juste, mais nous savons ce qui est mal : ce qu’a fait le régime national-socialiste en tentant d’exterminer le peuple juif », explique-t-il dans une interview à L’Express. Il ajoute : « Il s’agit peut-être bien de notre dernière certitude métaphysique. C’est pour cela que l’on s’accroche davantage à cet épouvantail du mal qu’à des références du bien qui sont désormais incapables de prétendre à un large consensus. »