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Comment arrêter l’immigration clandestine en Afrique ?

Le chavirement d’un navire parti de la ville Mbour, au large des côtes sénégalaises, le 8 septembre, est venu rappeler que, sur les mers et les océans qui séparent l’Afrique du reste du monde, c’est bien une tragédie qui se déroule depuis près de deux décennies.

En 2023, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) tirait déjà la sonnette d’alarme, rappelant qu’à la date du 24 septembre, plus de 2 500 personnes étaient mortes ou portées disparues depuis le début de l’année, soit une augmentation de près de 50 %, en comparaison avec les 1 680 personnes décédées durant la même période en 2022.

Et l’année 2024 est partie pour battre tous les records. Le 12 juin dernier, l’ONG espagnole Caminando Fronteras a rendu public un rapport intitulé « Suivi du droit à la vie à la frontière euro-africaine occidentale ». Ce rapport donne froid dans le dos : entre janvier et mai de cette année, 5 504 migrants sont morts en tentant de rejoindre l’Espagne par la périlleuse traversée de la mer Méditerranée, soit près de 33 décès par jour, c’est-à-dire une mort toutes les 45 minutes.

S’appuyant sur les données de l’ONU et de l’Union européenne, le rapport souligne que la plupart des décès de migrants surviennent sur « la route la plus dangereuse au monde », entre la côte ouest de l’Afrique et les îles Canaries, où 4 808 décès ont été enregistrés au cours de la même période.

Une industrie de la mort

Derrière l’insupportable litanie de chiffres, que de rêves brisés et de destins engloutis dans cette insondable nécropole sous-marine qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets ! Derrière les ressorts et les mécanismes de ce qui ressemble, de prime abord, à une entreprise informelle se déploie, en vérité, une véritable industrie de la mort, avec ses commanditaires, ses rentiers, ses flibustiers, ses complices, ses acteurs de l’ombre et ses délinquants, qui, tous, visent à exploiter une jeunesse persuadée que son avenir se joue hors d’Afrique et que le meilleur est ailleurs.

Pour entreprendre cet improbable voyage à plusieurs milliers d’euros la traversée, les familles se cotisent, les mamans vendent les bijoux de famille et les candidats au voyage s’endettent. S’ils arrivent à bon port, ils rembourseront le coût du voyage, enverront régulièrement de l’argent aux proches et aideront d’autres à venir. Le fait est que certains clandestins arrivent bien à destination, réussissent parfois par s’insérer dans l’économie des pays d’accueil en pénurie de main-d’œuvre, notamment dans les secteurs de la construction, de la restauration et de l’agriculture. Cela renforce encore davantage le mythe d’une Europe riche et explique, en partie, l’omerta des familles et des communautés villageoises sur la préparation de ces traversées nocturnes où la mort hante. La peur est là, omniprésente. La déception aussi, car souvent les pirogues rebroussent chemin. Ceux qui survivent ne reviennent jamais intacts. La plupart d’entre eux sont sujets à des hallucinations. À vie. Il n’est, en effet, jamais aisé de voir mourir un camarade de traversée, de voir basculer sa vie, d’engloutir les économies de toute une existence.

Un nouveau contexte

Le contexte géopolitique a beaucoup muté depuis les premières vagues de l’immigration clandestine, au milieu des années 2000. D’où la nécessité d’adapter le narratif et de nuancer les explications avancées ici et là. L’entreprise funeste s’est, pour ainsi dire, mondialisée. Certains migrants clandestins venus d’Asie du Sud auraient été identifiés, ces derniers temps, dans des pirogues parties d’Afrique de l’Ouest pour rallier l’Espagne.

Voilà pourquoi il faut se garder d’analyser la situation actuelle par les grilles de lecture du passé. Le portrait-robot du migrant clandestin a évolué. Les candidats à l’immigration ne sont plus tous des jeunes gens pauvres et désœuvrés, car quelques-uns parmi eux disposent d’un travail, parfois bien rémunéré. Aussi, ceux qui prennent les pirogues ne sont pas tous persécutés par des régimes répressifs, comme on a pu le dire parfois, même s’il est vrai qu’ils sont réputés proches de l’opposition.

Aussi, on a affirmé, sans doute un peu trop hâtivement, que l’immigration clandestine était due à la mort de la filière de la pêche, elle-même causée par le tarissement des réserves de poissons. La solution résiderait ainsi dans la renégociation des contrats de pêches, parfois largement défavorables aux États africains. Pas sûr. De plus, même s’il est vrai que par le passé, les candidats au voyage étaient essentiellement composés de jeunes pêcheurs, ce n’est guère plus le cas. Aujourd’hui, ce sont des personnes de toutes les catégories sociales, mais aussi des personnes âgées, des familles entières, des femmes avec bébés, qui embarquent dans les pirogues.

Enfin, l’arrivée massive de migrants en l’Europe, particulièrement en Espagne et en Italie et l’indignation qu’elle suscite, cache l’autre drame qui se produit sur la longue et périlleuse route des clandestins qui tentent de rallier l’Amérique centrale, point de passage vers l’Amérique du Nord.

Se réapproprier ses frontières maritimes

La tragédie de l’immigration clandestine raconte la faillite, parfois l’absence des politiques sociales et économiques des pays d’où partent les migrants. Elle raconte aussi la faillite collective des politiques sécuritaires des pays de départ, de transit et d’accueil. Mais puisque cette vague migratoire ne paraît pas devoir s’arrêter malgré toutes les mesures prises çà et là, la solution passera fatalement par une réponse collective.

Paradoxe : le monde entier se rue vers l’Afrique au moment où la propre jeunesse africaine prend la mer. Pour d’évidentes raisons stratégiques, les États africains gagneraient à se réapproprier leurs frontières maritimes et, dans le même élan, à faire de leurs mers, fleuves, estuaires, littoraux, ports, quais, wharfs, des moteurs de création d’emplois et d’incubateurs de projets pour la jeunesse : c’est à ce prix que les gouvernements africains confrontés à l’immigration clandestine arriveront à faire échec à l’industrie de la mort. Fixer les jeunes sur leurs territoires reste LE défi du moment. Sans quoi, le « fleuve musculaire de l’Afrique », bientôt, tarira.

*Tidiane Dioh est consultant international. Spécialiste des questions géopolitiques, universitaire, ancien journaliste de presse écrite et de télévision, il a été fonctionnaire international à l’Organisation internationale de la Francophonie pendant 20 ans.