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Le groupe État islamique a revendiqué l’attaque meurtrière survenue vendredi 23 août à Solingen, en Allemagne. L’historien de l’islam Pierre-Jean Luizard explique en quoi l’invocation de la cause palestinienne par le groupe terroriste recèle, selon lui, une bonne part d’opportunisme.

Daech au chevet de la cause palestinienne, la revendication peut surprendre tant les ambitions de l’organisation terroriste d’instaurer le califat débordent les logiques nationales. Pourtant, c’est bien la posture qui transparaît du communiqué diffusé par l’État islamique au lendemain de l’attaque au couteau qui a fait trois morts et huit blessés à Solingen, dans l’ouest de l’Allemagne, vendredi 23 août au soir.

Via son organe de propagande Amaq, le groupe islamiste, qui avait proclamé le califat il y a exactement dix ans, affirme que « l’auteur de l’attaque contre un rassemblement de chrétiens dans la ville de Solingen […] est un soldat » de ses rangs. Précision, l’homme aurait agi « pour venger les musulmans de Palestine et de partout ailleurs ».

S’il reviendra aux enquêteurs de déterminer si l’assaillant, interpellé samedi 24 au soir, était vraiment en lien avec l’Etat islamique (EI) ou au moins inspiré par celui-ci, la référence au peuple palestinien est en soi un signe intéressant pour comprendre les motivations actuelles de Daech. Historien spécialiste du Moyen-Orient, directeur de recherches émérite au CNRS et auteur de Le Piège Daech (La Découverte, 2015), Pierre-Jean Luizard analyse pour Marianne les tenants et aboutissants d’une telle déclaration par un groupe djihadiste habituellement peu préoccupé par le sort de Gaza.

La revendication par Daech de l’attentat de Solingen, au nom des « musulmans de Palestine » constitue-t-elle un tournant induit par le 7 octobre ? Historiquement, l’organisation terroriste fait peu de cas du conflit israélo-palestinien…

À vrai dire, au-delà même de Daech, la cause palestinienne n’est pas spécialement une préoccupation aux yeux des opinions arabes et musulmanes. C’est en revanche un symbole politique et religieux que chaque force régionale tente de s’approprier aux dépens de ses concurrents pour en apparaître le meilleur défenseur.

La riposte israélienne qui a suivi le 7 octobre est un élément nouveau dans la concurrence que se livrent les courants chiite et sunnite au sein de l’islam. Sur ce terrain, les chiites l’emportent très largement ces derniers mois à travers l’« axe de la résistance » islamique incarné par l’Iran et ses « proxys » [relais], soutien que le Hamas ne dément pas. Forcément, ces marques de proximité se font aux dépens des acteurs sunnites que sont, notamment, les djihadistes salafistes d’Al-Qaïda et de l’État islamique. À mon avis, ce dernier pressent que l’Iran et le Hezbollah ont atteint les limites militaires de leur engagement contre Israël et qu’il est temps pour lui de remplacer le régime de Téhéran comme premier défenseur des Palestiniens. D’où ce message peu habituel après l’attaque meurtrière qui a frappé l’Allemagne.

Comment la cause palestinienne est-elle devenue un tel symbole que les différents courants de l’islam veulent à tout prix le tirer à soi ?

Cette cause symbolise effectivement l’unité du monde musulman dans un rapport conflictuel à Israël, considéré comme le dernier représentant post-colonial d’une Europe qui a dominé l’ensemble du monde arabe au début du vingtième siècle. Chaque courant, chiite comme sunnite, se pose à travers ce symbole en garant légitime de l’unité religieuse. Mais le symbole palestinien se heurte à la réalité des opinions régionales, qui ne sont pas prêtes à se sacrifier pour la population gazaouie. C’est que, quand aucune source de satisfaction n’émerge dans la vie quotidienne, on s’en remet aux symboles même s’ils sont parfois bien éloignés de la réalité.

Ce désintérêt historique de Daech vis-à-vis de la question palestinienne vient-il de ce que la lutte territoriale dont le Hamas se pose en chef ne correspond pas à ses ambitions religieuses et politiques ?

Il existe entre le Hamas et l’État islamique une rivalité due à l’inadéquation fondamentale de leurs projets. Le Hamas se veut un mouvement de défense du peuple palestinien en lutte pour un territoire, tandis que Daech, qui ne connaît pas les frontières, parle au nom de l’oumma islamique, soit la communauté des musulmans au-delà des nationalités. C’est pourquoi, par le passé, le Hamas a pu engager des rapprochements avec l’Autorité palestinienne, quand cette dernière est rejetée en bloc par Daech. La différence essentielle, c’est que Daech ne défend pas une cause palestinienne mais musulmane.

Maintenant, l’EI a montré qu’il était capable d’opportunisme et peut très bien marquer un soutien aux Palestiniens tout en continuant de prôner l’effacement des frontières. Là où il a triomphé au cœur des années 2010, c’est-à-dire en Irak et en Syrie, il l’a fait en tenant un double discours qui lui a permis de rallier la population : un discours à la fois internationaliste et axé sur les problèmes locaux de corruption et de népotisme. Cela a très bien fonctionné, ce qui explique que Mossoul soit tombé entre ses mains sans qu’un coup de feu soit tiré. Tout ça pour dire que Daech sait manier l’opportunisme.

Cette rivalité (en 2015, un mouvement issu de Daech avait accusé les « tyrans du Hamas » de laxisme dans l’application de la charia) s’inscrit-elle dans celle plus générale entre les salafistes et les Frères musulmans, à l’intérieur même de l’islam sunnite ?

Oui. Il ne faut pas oublier qu’à sa fondation en 1987, au lendemain de la première intifada, le Hamas est la branche palestinienne des Frères musulmans d’Égypte, qui est le berceau de la confrérie. Entre le salafisme et les Frères musulmans, soit les deux courants issus du réformisme musulman élaboré au dix-neuvième siècle, demeure une opposition de longue date. Si le substrat idéologique est similaire, les premiers ne font pas confiance aux systèmes parlementaires régis par des élections, quand les seconds restent majoritairement légalistes, excepté en cas de confrontation avec un régime autoritaire. Avec l’échec du frérisme en Égypte, au Maroc et en Tunisie après le Printemps arabe, il y a un transfert de la violence vers le salafisme qui proclame haut et fort sa défiance de la démocratie. De là le désamour historique entre le Hamas et l’État islamique, qui ne partagent pas la même vision des choses, comme on l’a vu.