Depuis deux semaines, le Royaume-Uni est le théâtre de manifestations violentes anti-migrants et anti-musulmans. Georges Kuzmanovic, analyste géopolitique et président de République Souveraine, explique en quoi le modèle républicain, universaliste et assimilationniste, préserve, pour le moment, la France, de telles émeutes.
Les scènes d’émeutes qui nous parviennent du Royaume-Uni – expéditions contre les migrants et les musulmans menées par des Britanniques « de souche » de classes populaires, auxquelles répondent des démonstrations de force par des communautés d’origine immigrées – sont frappantes, vues d’une France grisée par les Jeux. Elles entrent en résonance avec ce que de nombreux Français ont anticipé après chaque attentat islamiste sans que jamais cela n’arrive, mais aussi avec cette guerre civile que fantasment, voire souhaitent, certains identitaires avides de frisson, de droite mais aussi de gauche – puisqu’on a vu se précipiter outre-Manche le tout nouveau député Raphaël Arnault…
Pourquoi en Angleterre, et non en France ? Depuis 2012, la France a pourtant subi la plus féroce vague d’attentats islamistes en dehors du monde musulman. Rien de comparable ici outre-Manche, où l’élément déclencheur est un triple meurtre certes innommable, mais qui relève clairement plus de la psychiatrie que du terrorisme.
### Le modèle français
Enfin, si l’on en croit la gauche française américanisée, la Grande-Bretagne est un paradis multiculturel où la créolisation, qu’un certain Jean-Luc Mélenchon rêve pour la France, se réalise dans une entente générale, entre policiers sikhs en turban, fonctionnaires voilées et burkinis dans toutes les piscines – bien loin de la France, cet enfer où le racisme et l’islamophobie d’État règnent… Comment se fait-il, alors, que notre pays, plus attaqué que notre voisine et censé être plus raciste, n’ait jamais cédé à la pulsion de violence qui saisit cet été la douce et tolérante Albion ?
Peut-être est-ce précisément grâce à ce que dénoncent ceux qui veulent faire de la France un pays anglo-saxon comme les autres. Malgré les nombreux coups reçus depuis les années 1980 et les incessantes critiques d’une minorité bruyante et influente, le modèle français de cohésion nationale fait toujours l’objet d’un large consensus dans la population, ce qui le rend résistant même aux pouvoirs politiques tièdes, voire hostiles.
C’est sans doute parce qu’il a compris cet enracinement profond dans la mentalité française que le président Macron a abandonné le prêchi-prêcha multiculturel de son premier mandat pour affecter une posture inverse lors de son discours de Mulhouse en 2020. À défaut d’avoir des convictions profondes, on peut lui faire crédit d’avoir su adapter son propos aux réalités…
Confiants, les Français, même horrifiés par des actes terroristes de masse ou de violence gratuite commis de manière répétée par des personnes issues d’une même religion et/ou d’une même ethnicité, ne sont pas tombés dans la logique du « eux » contre « nous » des émeutiers anglais des deux camps.
Dans un système communautariste, les groupes sont censés coexister pacifiquement grâce aux accommodements raisonnables ; mais encouragés à vivre séparément, ils sont prêts pour la confrontation lorsque l’heure des tensions arrive : il n’y a plus qu’à tendre l’allumette…
### Communauté nationale et assimilation
À l’inverse, le modèle français ne reconnaît qu’une seule communauté, la communauté nationale. La religion et l’ethnicité ne sont pas des critères légitimes pour constituer des groupes homogènes, aux membres présumés solidaires : la tentation de venger la violence commise par un membre sur n’importe quel autre, à la manière du loup de La Fontaine (« si ce n’est toi, c’est donc ton frère ») est donc faible.
Une autre caractéristique du modèle français est l’assimilation, encore vivace dans les mentalités, malgré son abandon officiel et les critiques d’une certaine gauche. L’idée est qu’un immigré et ses descendants ont vocation à ressembler toujours plus aux autres Français. Contrairement à ce que prétendent ses adversaires ou certains partisans de mauvaise foi, il ne s’agit pas d’exiger séance tenante l’abandon de tout lien avec le pays d’origine, de cesser d’être soi-même pour devenir une sorte de Superdupont – béret en tête et baguette sous le bras ; c’est un processus naturel, involontaire, qui se produit sur la longue durée lorsque la personne vit entourée de Français et non isolé dans un ghetto.
L’affaiblissement de l’industrie et des syndicats, en parallèle de l’ubérisation, ont certainement réduit la force de l’assimilation par le travail. La télévision satellitaire, puis internet et les réseaux sociaux ont sans doute freiné dans beaucoup de familles l’assimilation culturelle. Le retour en force d’un islam intégriste et les discours de gauche valorisant l’identité étrangère ont clairement brisé la force d’un phénomène qui n’avait besoin d’aucune politique publique pour se produire.
### Un modèle en danger ?
Mais si elle est moins rapide et moins aisée, et malgré les phénomènes d’affirmation identitaire différentielle (drapeaux algériens, voile ou identification à la cause palestinienne…) cette assimilation continue malgré tout lentement, sauf dans les territoires où les nouveaux arrivants vivent avec des descendants d’immigrés qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs – ces territoires où ont germé les émeutes de l’été dernier. Surtout, cette idée détermine la vision des Français : un immigré ou un descendant d’immigré n’est pas une personne différente qui le restera toujours, mais un semblable en puissance. Cela change tout.
Deux autres éléments atténuent aussi cette perception de la différence : la laïcité au sens large, qui pose des bornes aux pratiques religieuses les plus choquantes d’un point de vue français (voile à l’école, voile intégral, refus de serrer la main d’une femme, etc.) et l’universalisme « color blind », autrement dit la conviction que les races sont une illusion idéologique du passé destinée à disparaître.
À l’inverse, croiser des femmes en burqa et être imprégné de l’idée woke que les races sont un phénomène social indépassable ne facilite pas le sentiment de fraternité : comment se sentir le compatriote de gens si désireux d’afficher leur différence et censés être victimes de « racisme systémique » jusqu’à la fin des temps ?
On le voit, ce qui a protégé jusqu’à présent notre pays, c’est ce qui reste de l’unitarisme, d’assimilation, de laïcité et d’universalisme, ces quatre piliers classiques du modèle français de cohésion nationale.
Mais cette protection est fragile, tant ces principes sont rongés par l’hostilité d’une minorité qui veut convertir la France au communautarisme, au différentialisme, aux accommodements raisonnables et au racialisme. Chaque jour, les Français perdent un peu plus leur foi dans ce modèle, en particulier lorsqu’ils voient des compatriotes professer leur haine de la France et se comporter comme des « Français de papier », sous les applaudissements des clientélistes de LFI ou d’EELV.
Dans ce domaine comme dans d’autres, il est urgent de mettre fin au « malheur français », lequel consiste, selon Marcel Gauchet, à forcer la France à être autre qu’elle-même. Comme s’agissant du protectionnisme, du rôle directeur de l’État dans l’économie, des grands services publics et de la solidarité, il est temps de relever la tête, non pas en poussant un vain cocorico cocardier se bornant à maltraiter les immigrés, mais bien en rétablissant une France sûre d’elle-même, offrant à tous ses enfants un projet enthousiasmant : reconquérir son indépendance et sa capacité de choix dans tous les domaines.