news-10092024-025118

Le XIXe siècle : Les propos épouvantables sur les morts – Michel Winock

Michel Winock fait paraître « Pompes funèbres. Les morts illustres 1871-1914 » (Perrin), dans lequel il ressuscite une vingtaine de figures de la IIIe République. Un essai vif et érudit qui renouvelle notre perception de la France de cette époque.

La Troisième République n’est plus qu’un vaste cimetière, écrit Michel Winock en ouverture de Pompes funèbres. Les morts illustres 1871-1914 (Perrin), tout à la fois parcours funéraire et hommage à l’âge d’or de la IIIe République. Le célèbre historien raconte de quelle manière les funérailles d’un Victor Hugo, d’un Adolphe Thiers, d’une George Sand ou encore d’un Émile Zola ont donné lieu à des mouvements de liesse ou de contestation véhémente.

Le peuple s’érigeait alors en tribunal de l’histoire et dressait le bilan, parfois cruel, de ces porte-drapeaux de la République. Si Jules Michelet écrivait en ce même siècle, que l’histoire est une résurrection, Michel Winock nous convie à une oraison funèbre où les morts reprennent vie, et où la marche de l’histoire – celle des acteurs, comme celle de la République – se réécrit en sens inverse, depuis le tombeau.

### Pourquoi avoir brossé le portrait de ces femmes et de ces hommes illustres, en partant de leurs funérailles ?

J’ai voulu proposer une histoire incarnée. Souvent, dans la discipline historienne, on a tendance à la généralisation et donc à l’abstraction. Et c’est normal. Lorsque l’on retrace l’histoire politique et intellectuelle, les grands courants, les grandes idées, les évènements, on a affaire à des groupes, à des masses et souvent, l’élément singulier, personnel, disparaît. Or je crois que l’histoire se fait aussi avec des individus qu’il convient de faire revivre, même s’ils ne maîtrisent pas tout – loin de là. Il s’agissait donc d’incarner, de donner une version de l’histoire qui prenne chair. L’autre raison est pédagogique. En tant qu’enseignant, j’ai toujours vu que pour intéresser des élèves ou des étudiants, il fallait leur parler d’individus, d’acteurs d’un théâtre, qui est celui de la politique.

### Ces différentes obsèques ne nous racontent-elles pas, finalement, la difficulté qu’il y a eu à « faire République » ?

Effectivement, car la séquence que je traite est 1871-1914, soit la Troisième République à ses débuts et à son âge d’or, pourrait-on dire. Seulement, cette Troisième République a mis énormément de temps à s’établir puisqu’elle résultait de la chute du Second Empire mais aussi, d’une élection, celle du 8 février 1871, qui avait donné la majorité à des députés monarchistes. La République s’est donc imposée à travers une série de péripéties, d’élections et de coups de théâtre.

Le développement que je consacre à l’enterrement d’Adolphe Thiers me paraît éclairer les difficultés rencontrées par les républicains de s’imposer face à un président qui ne l’était pas, de même la complexité de la vie politique de l’époque. En témoigne l’union républicaine qui suit le corbillard d’Adolphe Thiers, lequel a été longtemps maudit par les Parisiens et par la gauche en général à cause de la Commune de Paris qu’il a écrasée dans le sang. Or voilà que Thiers, ce bourreau, devient « champion » de la République, et meurt en pleine campagne électorale. Son enterrement prend alors l’aspect d’une manifestation républicaine qui sera, semble-t-il, suivie par d’anciens communards, ce qui est un paradoxe extraordinaire !

### Comment expliquer ce retournement ?

Un temps président de la République provisoire, Thiers a été renversé en 1873 lorsque le combat entre les républicains et les monarchistes s’est intensifié. On a cru un moment que si les royalistes avaient la majorité, ils allaient restaurer le comte de Chambord comme nouveau roi. Ils ont finalement échoué en raison de l’intransigeance et des principes de ce dernier. Mais cette lutte s’effectue au premier plan de la vie politique et Thiers apparaît alors comme un « champion » de la République – une République conservatrice, certes, mais la République tout de même. En outre, son alliance avec Léon Gambetta qui représentait la gauche, explique comment Thiers, victorieux de la Commune, haï de l’extrême gauche, est devenu une sorte de figure de la défense républicaine.

### Victor Hugo n’a pas seulement été un génie littéraire mais aussi un républicain ayant mené de durs et longs combats, ce qui lui a permis de fédérer tout un peuple le jour de ses funérailles. N’est-il pas, à lui seul, l’incarnation de la République, à la façon dont ses personnages de roman sont des archétypes ?

Ce sont les plus grandes funérailles du siècle qui inaugurent la réouverture du Panthéon, lequel avait été, sous le régime précédent, réattribué à l’Église. Il y a eu ce jour-là une sorte d’apothéose d’un homme qui n’était pas seulement un écrivain mais le représentant quasi héroïque de la République puisqu’il avait été l’un de ceux qui, après le coup d’État du 2 décembre 1851, s’étaient exilés. Il avait refusé l’amnistie en 1859. Vous connaissez son vers fameux : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ». Hugo est resté loin de la France jusqu’à la chute de Napoléon III. À ce moment-là, il revient rapidement à Paris où il va jouer un rôle certain pendant le siège de Paris et la guerre franco-prussienne, après avoir lancé un appel à la paix. Ce dernier n’ayant pas été reçu par les Prussiens, il devient l’un des meneurs de la défense nationale et de la lutte à outrance.

Hugo va être désespéré par la reddition de Paris, par la signature de l’armistice et par la défaite. Il refusera, avec d’autres députés républicains, le Traité de Francfort qui consacrait l’annexion de l’Alsace-Lorraine par Guillaume II. On n’a pas idée qu’un homme de plume puisse avoir une telle aura ! Des centaines de milliers de gens ont assisté à son enterrement et se sont postés, dès la veille, à différents endroits pour voir le cortège funèbre aller de l’Arc de Triomphe jusqu’au Panthéon. C’est une scène tout à fait mémorable, inouïe, une sorte de fête de la République et de la littérature.

En quoi le républicain qu’Émile Zola était a-t-il pu, au contraire, diviser autant le peuple français ?

Il y a une présomption très forte que Zola soit mort asphyxié dans son appartement, assassiné par des gens qui auraient bouché la conduite de sa cheminée. Ce qui peut nous étonner est qu’aujourd’hui, il existe un certain respect des morts, aussi provisoire fût-il. On songe à la chanson de Georges Brassens : « Les morts sont tous des braves types ». Or, ce n’est pas du tout le cas au XIXe siècle. Il y a une sorte d’irrespect de la mort et les gens ne changent pas d’opinion sur la personne défunte au lendemain de sa mort. Au contraire, ils font le bilan de sa vie et s’ils étaient adversaires, ils peuvent dire des choses épouvantables.

Il se trouve que Zola avait énormément d’ennemis pour deux raisons ; d’abord par son œuvre. Les Rougon-Macquart passent, aux yeux des bien-pensants, de l’Église, pour « pornographique », sulfureuse, indigne, sale, écœurante. À cela s’ajoute le rôle de Zola dans l’affaire Dreyfus et sa lettre « J’accuse… ! » au président de la République. Au cours de ses obsèques, dans les discours qui auront lieu, l’on va surtout insister sur son rôle dans le dreyfusisme plutôt que sur son œuvre qui, même pour des républicains laïques, passe pour licencieuse. Quelques années plus tard, après que la Cour de cassation a innocenté Dreyfus en 1906, se pose la question de la panthéonisation de Zola.

D’où le débat à la Chambre, dont j’ai retenu le duel oratoire entre deux sommités, Maurice Barrès et Jean Jaurès. Barrès, grand écrivain, piètre orateur, dit le mal qu’il pense des romans de Zola, tandis que Jaurès, grand tribun, magnifie l’œuvre de Zola. Finalement, le vote est assuré : Zola sera au Panthéon. En 1908 a lieu le transfert de ses cendres qui étaient jusque-là au cimetière Montmartre, au Panthéon. Cette manifestation donne lieu à des protestations et même, à un incident grave. Le capitaine Dreyfus qui a été réhabilité y est présent. Un individu lui tire dessus d’un coup de revolver. Dreyfus n’a été touché qu’au bras mais c’est vous dire à quel point la passion déclenchée par l’affaire Dreyfus restait vive.

Le portrait que vous consacrez à George Sand revient sur l’évolution politique de l’écrivaine. En quoi est-elle restée, toute sa vie durant, une grande républicaine ?

George Sand a été l’une des grandes figures du siècle par son œuvre, par sa personnalité et par son esprit d’indépendance. Au demeurant, elle a quelque peu évolué sur le plan politique. Elle a été très tôt républicaine à une époque où la République n’allait pas de soi, et elle l’est restée jusqu’au bout. Lors de la révolution de 1848, George Sand paraissait une militante d’extrême gauche. Lorsqu’elle revenait à Nohant, où elle habitait, les paysans la traitaient de « communiste ».

Elle avait cette image de révolutionnaire d’extrême gauche qui a été profondément déçue par le massacre des ouvriers insurgés en juin 1848. Elle est alors rentrée dans son Berry où elle a continué à écrire. En 1871, au moment de la Commune de Paris, elle a eu des mots terribles contre les communards. Son idée était que la Commune risquait de renforcer le camp conservateur, réactionnaire, et que pour instaurer la République, il fallait de la modération, de la patience. Comme il était nécessaire de convaincre la masse des Français, les paysans qu’elle connaissait bien. Dans cette perspective, elle jugeait la Commune de Paris extrêmement dangereuse pour la République. C’est un raisonnement qui se tient.

Malheureusement pour sa mémoire, George Sand a écrit des articles et des lettres sur les communards qui sont du même ton que celui qu’employaient les Versaillais contre eux. Mais, républicaine, elle est restée un exemple d’émancipation féminine toute sa vie et ses engagements le démontrent. Elle a toujours manifesté une volonté d’indépendance et a certainement influencé une partie des femmes de son temps qui l’ont lue et admirée.

En abordant la mort de Jean Jaurès à travers les yeux de son adversaire politique, Maurice Barrès, qu’avez-vous voulu montrer ?

L’assassinat de Jean Jaurès est très documenté. J’ai cherché un point de vue original, les yeux de Barrès, qui était politiquement son adversaire le plus évident, et qui était à la hauteur de Jaurès. Barrès est le grand écrivain de l’époque, avec Anatole France et quelques autres. Ce qui m’a intéressé est qu’au-delà de l’adversité, de l’opposition, de la polémique ou des débats contradictoires qu’ils ont eus à l’Assemblée, il y a une sorte d’admiration réciproque et presque d’amitié.

Lorsque Barrès apprend la mort de Jaurès, il se précipite à son chevet et écrit une lettre pour sa fille, Madeleine. Je raconte cette scène, ainsi que le contenu de cette lettre, où il reconnaît la grandeur de Jaurès et où il lui dit son affection. Elle va être publiée dans L’Écho de Paris et naturellement, va soulever la protestation de l’extrême droite de Charles Maurras qui s’est réjouie de la mort de Jaurès. Cela m’a paru intéressant de voir que des adversaires politiques, au-dessus de la mêlée, peuvent avoir un respect mutuel, et cela, grâce à la culture, en laquelle tous deux se retrouvaient.

Je raconte comment ils se rejoignaient chez un libraire, non loin de la Chambre des députés, où ils discutaient de Pascal ou d’autres auteurs. Je n’imagine pas aujourd’hui certains hommes politiques bien connus, aller au chevet de leur ennemi ou adversaire politique, pour leur rendre hommage, de manière sincère.

### Comment Jules Michelet est-il devenu le grand historien de la IIIe République que nous connaissons ?

Jules Michelet a véritablement créé la discipline historique car dans ses œuvres, telles que son Histoire de la France ou son Histoire de la Révolution française, il a utilisé les archives et a fondé une histoire que l’on a appelée scientifique. À vrai dire, elle n’était pas scientifique, mais du moins une histoire rigoureuse, fondée sur des documents vérifiables, sur l’établissement de preuves. Outre ce côté scientifique, Jules Michelet est un romantique et un grand écrivain. Il a l’art du récit et va marquer profondément les générations qui vont le suivre. Les uns vont être séduits par cette direction scientifique et les autres, par l’éclat de son style, de ses descriptions et de ses portraits. Il occupe une place tout à fait centrale dans la création d’une discipline historienne.

Il compte aussi parce qu’il ne s’en est pas tenu à l’histoire politique et a fait montre d’une curiosité infinie pour toutes sortes d’objets : aussi bien le rôle des femmes dans l’histoire, que la nature, la mer, les oiseaux ou les insectes. Il est le père de ce qu’on a appelé « la Nouvelle histoire » dans les années 1960, négligeant l’histoire politique au profit d’une histoire des mentalités, des attitudes, des sentiments. Il a enfin compté par son idée de la patrie. C’est l’un des fondateurs du mythe-force de Jeanne d’Arc, qu’il considère comme étant la fondatrice de la patrie, la sainte de la patrie. C’est un républicain pour l’époque, de gauche, et un patriote qui a exercé une influence très forte sur les esprits de son temps et au-delà.

Pompes funèbres. Les morts illustres 1871-1914, Michel Winock, 352 p. , 22,50 €.