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Phrases courtes, syntaxe hachée et souvent hasardeuse, vocabulaire pauvre et parfois inapproprié – c’est « chouette » d’avoir gagné le vote populaire –, usage en boucle de superlatifs – 41 « great » en 20 minutes –, le premier discours du 47e président des États-Unis fut fidèle en tous points, le 6 novembre, à sa rhétorique habituelle. Mais il fut aussi étonnamment expurgé de la violence verbale à laquelle il nous a, depuis longtemps, accoutumés. Pas de « vieux tas de merde » – pour désigner Joe Biden – plus de « pourriture » – ainsi a-t-il évoqué Kamala Harris – ou de « gros porcs » – comme il a surnommé les époux des électrices de cette dernière. Sur l’estrade de Palm Beach, cet expert en communication non verbale outrancière – roulement d’yeux, gonflement de torse et mimiques de commedia dell’arte – est arrivé le faciès, comme de coutume, orange vif mais étonnamment détendu, courtois, pacifié, pointant un doigt quasi divin vers certains de ses fans comme le Messie désignant ses apôtres. « Il m’a fait penser à cette chauve-souris d’une fable de La Fontaine qui se fait passer, pour mieux attaquer les belettes, tantôt pour une souris, tantôt pour un oiseau : son discours n’avait plus rien de son agressivité habituelle car Trump est, comme Janus, un dieu politique à deux têtes », pense le psychanalyste Winter. « Ce changement de ton, comme les ruptures incompréhensibles au sein de son propre discours, cela a toujours été sa manière de faire perdre pied à son auditoire », explique Bérengère Viennot, qui a raconté dans un livre hilarant* le défi que représentait le langage trumpien, depuis l’apparition du magnat sur la scène politique, pour la communauté des traducteurs. « Soit on lisse la vulgarité et on corrige les fautes, comme l’a longtemps fait l’interprète soviétique de Georges Marchais, faisant passer ce dernier, en URSS, pour un très subtil orateur, soit on traduit vraiment les gros mots, les erreurs grammaticales et les errements de syntaxe, et là… c’est l’enfer. Quand il suit le prompteur, ça va. Quand il le quitte des yeux, comme il le fait souvent, la langue entre dans une nouvelle dimension, elle devient pleine de paradoxes, de fautes et d’incohérences. » Face au reste du monde qui se ronge les ongles depuis le raz-de-marée MAGA, Trump a certes tenté à Palm Beach de se présenter en patriarche bonhomme, tout en rondeurs et formules pacifiées, mais il a aussi, dès le prompteur lâché, laissé libre cours à cet inquiétant flux mental que Jérôme Viala-Gaudefroy, docteur en civilisation américaine, a formidablement analysé dans son livre Les Mots de Trump**. Pour le chercheur, cette façon qu’a Trump d’exprimer sans filtre tout ce qui lui passe, littéralement, par la tête est une rupture rhétorique majeure dans l’histoire des institutions politiques américaines. Une rupture que les trumpistes prennent pour un gage d’authenticité, de sincérité, à rebours de la langue policée du reste de la classe politique, et que, malgré la vulgarité de leur mentor, ils adorent. Le 6 novembre, hors prompteur, la désinhibition a d’ailleurs encore fonctionné à plein. Archétypes sexistes, le « feisty » – « bagarreur » – J. D. Vance et la « magnificent » – « très belle » – Melania. Sentences que Trump n’achève pas, les laissant en suspens comme s’il réfléchissait tout haut. Longues envolées infantiles que Freud pourrait décrypter comme un livre ouvert ; dans l’interminable description de la fusée d’Elon Musk que le nouveau président a infligée à son auditoire, difficile de ne pas entendre un écho à l’un de ses récents gestes obscènes : le 1er novembre, celui qui était encore candidat mimait face à son micro, devant un public hilare, une fellation. En exergue de son ouvrage, Bérengère Viennot a cité La Bruyère – « C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler ni assez de jugement pour se taire » – et Donald Trump : « I know the best words. » En plébiscitant une nouvelle fois cette gestuelle carnavalesque et cette étrange rhétorique sans surmoi, le peuple américain vient, encore, de choisir la misère.