Les passions secrètes de Bruno Retailleau : portrait du nouveau ministre de l’Intérieur
Imaginer Bruno Retailleau organisant un concert de Johnny Hallyday a quelque chose de contre-intuitif, c’est le moins qu’on puisse dire. Et pourtant ! En 2006, le sénateur de Vendée se retrouve dans les bureaux parisiens de Jean-Claude Camus, producteur historique de la star. Il vient arracher une date pour le petit Festival de Poupet, qui a lieu chaque été à 500 mètres de chez lui, au point qu’il peut entendre les artistes de son jardin. Son ami Philippe Maindron, un drôle de zigue toujours entre deux projets fous, l’a convaincu de l’aider à accomplir son rêve : monter la « plus grosse soirée de sa vie ». « Camus ne voulait pas en entendre parler. Il m’a dit : « Faut venir avec votre banquier et un institutionnel », se souvient Maindron. Le matin, le banquier m’a fait faux bond, mais Bruno a honoré le rendez-vous. On s’est retrouvés devant Camus, on lui a dit une grosse connerie : « Le banquier est malade. »Et Bruno a tellement bien défendu le projet qu’on est sortis avec notre date de Johnny ! » C’est ainsi que le pape du rock français a joué le 22 juillet 2006 à Poupet, plus petite date de sa tournée. « Mes amis sont totalement déjantés », souffle le patron des sénateurs LR, qui aspire à diriger son parti.
On le prendrait à tort pour un homme sage, sous ses faux airs de séminariste aux fines lunettes cerclées, pour un notable de l’Ouest engourdi dans le confort chloroformé du Sénat. Il y a chez lui, c’est vrai, une politesse onctueuse, une retenue pudique, un côté bien peigné. Ses amis décrivent tous un homme de raison, une « tronche » égarée en politique, qui emporte sa pile de livres et de dossiers jusque sur la plage. « Il a son rituel : il les met à la droite de sa serviette, les annote patiemment, puis pose ceux qu’il a finis à sa gauche. Et quand il a tout terminé, il va se baigner », raconte l’un. On connaît moins son audace, ses passions voraces, sa flamme intérieure.
Ce sont ses jardins secrets qui parlent le mieux de lui. On savait que Philippe de Villiers avait repéré ce jeune cavalier pour le grand spectacle du Puy du Fou. Moins que Bruno Retailleau avait atterri plusieurs fois à l’hôpital à force de cascades. Jeune homme, il a fait du théâtre et monté sa propre école de musique, avant de s’embarquer à corps perdu dans l’aventure puyfolaise comme metteur en scène, renonçant à ses projets de passer l’ENA, au grand dam de ses parents. Là, il s’intéresse à la pyrotechnie, à la sonorisation, à l’éclairage laser… et tourne même des clips. Dont l’un avec Didier Barbelivien, filmé sur l’étang du Puy du Fou derrière un superbe piano blanc demi-queue posé à même l’eau. Le piano de Bruno Retailleau : l’instrument trône aujourd’hui au milieu du salon de la ferme familiale de Saint-Malô-du-Bois, dans le Bocage vendéen, une partition de Beethoven ouverte sur le pupitre. « Ce piano est un reproche quotidien », souffle l’élu ligérien, frustré de ne pas pouvoir jouer davantage, faute de temps.
### Relève au campus de rentrée des jeunes Républicains à Angers, le 3 septembre, au lendemain de l’annonce de sa candidature à la présidence du parti.
Sa croisade
La culture est, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, le moteur de son ambition politique. Rien ne l’y prédestinait. Fils d’un négociant en grains, élevé dans une famille modeste, il se voyait devenir préfet. Pour paraphraser le titre d’un ouvrage d’Édouard Philippe, Retailleau est « un homme qui lit ». Son bureau, une ancienne porcherie aux murs noirs de suie qu’il a retapée à la fin des années 1980 avec son père, est empli de livres. Insomniaque, il lui arrive de programmer son réveil la nuit pour bouquiner dans sa tanière. « Les livres sont pour moi un objet sensuel. Je les annote, je les souligne. Les livres, la culture, c’est un pas de côté », confesse-t-il. Il égrène volontiers les citations, à la façon un peu mécanique des gens studieux. André Malraux : « La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre. » Mona Ozouf : « La France est une patrie littéraire. » Marc Fumaroli, surtout, qui résonne en lui : « La littérature est la jurisprudence de la vie humaine. » Il a lu tous les livres de Simone Weil et de François Cheng, cite Giono, Bernanos, Péguy ou Houellebecq, en précisant qu’il lui arrive de lire des auteurs classés à gauche. Il dévore des essais aussi, de Berénice Levet, Marcel Gauchet, Régis Debray, Christophe Guilluy. Il se prévaut d’avoir été l’un des premiers à découvrir l’essayiste conservateur Mathieu Bock-Côté, avec qui il partage parfois une tablée avec Alain Finkielkraut. « Il fait partie des rares hommes politiques français construits intellectuellement. Ce qui est frappant lorsqu’on déjeune ou dîne avec lui, c’est que sa première question ne porte pas sur la situation politique mais sur ce qu’on est en train de lire, explique le sociologue canadien, qui souligne qu’il ne s’agit pas là d’un soutien. Notre grande obsession, c’est de comprendre l’époque dans laquelle nous vivons. La première fois que je l’ai rencontré, c’était à un colloque organisé à l’abbaye de Fontevraud en pleine présidentielle de 2017. L’enjeu d’un homme politique devrait être de penser aux élections. Or, pendant deux jours, la vie s’était arrêtée. » « Il parle à l’âme des militants, quand d’autres parlent à leurs tripes », avance l’un de ses soutiens.
Car la culture est, chez Bruno Retailleau, un mode de combat, une croisade. Sous ses dehors de prélat, il cache une vraie radicalité idéologique. Homme de convictions ancrées, à la colonne vertébrale très raide, il rêve d’une droite téméraire portant un projet de « rupture », de « civilisation ». Dans sa campagne pour s’emparer des rênes des Républicains, ce proche de François Fillon, qu’il a épaulé jusqu’au bout durant la bataille présidentielle de 2017, s’est entouré d’hommes aux positions conservatrices assumées, au verbe haut, classés à la droite du parti, du député européen François-Xavier Bellamy à l’ancien député Julien Aubert. « La droite a fait une double erreur : elle est tombée dans un pragmatisme gestionnaire et elle a laissé le champ culturel, qui est une transmission, à la gauche, qui en a fait une transgression. Elle lui a cédé l’hégémonie sur les idées, regrette le patron des sénateurs LR. Je sais que notre famille politique est à la recherche d’un chef, mais une partie de nos échecs vient du peu de goût que nous avons pour le débat d’idées. On a ouvert une béance, un vide, et dans ce rien on a laissé se déployer des idéologies : l’islamisme, les idéologies de la déconstruction, la cancel culture. La droite doit occuper le champ culturel. » Jamais il n’a cédé aux sirènes d’Emmanuel Macron, qui porte à ses yeux « une responsabilité particulière pour avoir parlé de « déconstruire » l’Histoire et pour avoir dit qu’il n’y avait « pas de culture française ». »
### Rural. S’il aime les nourritures spirituelles, Bruno Retailleau est avant tout un « terrien » du Bocage vendéen : « Mon équilibre est là. Je ne peux pas vivre sans animaux. »
Une « machine de guerre »
Cofondateur du mouvement Sens commun, passé par LR avant de rallier Éric Zemmour lors de la dernière présidentielle, Sébastien Pilard a côtoyé Bruno Retailleau en 2013 dans les défilés contre le mariage gay, dont le sénateur a été un solide soutien, dénonçant dans la réforme Taubira « un cheval de Troie de la PMA et de la GPA ». « Bruno est profondément de droite, du fait de son histoire, de sa formation intellectuelle, de ses rencontres. Je ne l’ai jamais vu reculer sur ce qu’il pense. Il ne supporte pas l’opportunisme politique, loue l’ancien LR passé chez Reconquête. Ça aurait été beaucoup plus simple pour lui de jouer sur l’ambiguïté macroniste, comme il est dans l’Ouest et président de groupe au Sénat. La Vendée est une terre centriste, où beaucoup de maires sont dans l’ambiguïté. Mais il n’a jamais vacillé, alors que Macron a gagné 100 % des députés dans son département en 2017. » Toujours en contact avec Retailleau, qui l’avait inscrit sur sa liste aux régionales de 2015 dans les Pays de la Loire, Sébastien Pilard prévient ses adversaires : « C’est un énorme bosseur, une machine de guerre. » Les fidèles de Nicolas Sarkozy, eux, reprochent à Retailleau de n’être qu’un cousin éloigné, une pièce rapportée qui s’est greffée tardivement à l’UMP en 2012. Ils ne digèrent pas qu’il veuille excommunier le « patron » pour avoir dit que l’ancien chef de l’État était libre de quitter les Républicains. Il se garde bien, en revanche, d’ouvrir un front avec Laurent Wauquiez, qu’il respecte mais peine à cerner. Retailleau n’a jamais été, de fait, un militant RPR canal historique. Il était aux côtés de Philippe de Villiers jusqu’en 2010, date de leur rupture brutale qui lui a valu, dans Libération, le surnom de « Borgia du bocage ». Le sénateur LR rétorque qu’il sait où est son centre de gravité, où sont ses valeurs, dans ce petit bout de Vendée où il se sent « enraciné ».
Ici, il a ses poules, son cheval, ses moutons, son ânesse, son chien, des panneaux photovoltaïques. « Mon équilibre est là. Je ne peux pas vivre sans animaux, je suis un rural. C’est un rapport au lieu, un rapport au temps, un enracinement. On sait ici que, pour moissonner, il faut avoir semé avant », confie-t-il, avouant cultiver peu d’amitiés parisiennes. Doctrinaire, le chef des sénateurs LR ? L’un de ses secrets les mieux gardés est une galerie d’art nichée au cœur du quartier du Marais, à Paris, à deux pas du Centre Georges-Pompidou et du musée Picasso. Esprit curieux, plus ouvert que ses rivaux l’imaginent, il s’y invite régulièrement pour admirer des œuvres de René Laubiès ou de l’artiste coréenne Hong InSook, dont il possède chez lui plusieurs tableaux, en « petit collectionneur » d’art moderne. Des toiles intenses, qui remuent et invitent à la méditation. « Il a un jardin secret. La culture, la contemplation pour lui sont très importantes. L’art le ramène à l’essentiel », assure Alain Margaron, qui a ouvert cette galerie en 1993 et a fait sa connaissance dans les années 2000. « On ne peut pas être sectaire et aimer l’art. C’est un questionnement, un doute. Un homme politique qui n’a pas de dimension culturelle ne dure pas », poursuit-il en réponse à ceux qui voudraient enfermer celui qui est devenu son ami dans une posture dogmatique. Ces jours-ci, alors qu’il préparait un vernissage, Alain Margaron a fait passer un message à Bruno Retailleau, parti battre campagne sur les routes de France : « S’il veut gagner, il faut qu’il vienne voir l’exposition. » L’aspirant président des Républicains lui a livré cette réponse : « Mais je compte bien y aller ! Après la victoire. » ÉLODIE GREGOIRE POUR « LE POINT » (x3)