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Vote historique au Cachemire indien: un tournant crucial

Pour la première fois depuis dix ans, des élections locales ont lieu à partir de mercredi au Jammu-et-Cachemire, région rebelle à majorité musulmane revendiquée par l’Inde et le Pakistan. Après avoir bénéficié d’une large autonomie pendant 70 ans, le Cachemire a été placé sous l’autorité directe de New Delhi en 2019. Après cette reprise en main décidée par le Premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi, le scrutin s’annonce comme un test pour le pouvoir central.

Près de neuf millions de personnes ont commencé à voter, mercredi 18 septembre, pour élire les 90 membres de l’assemblée législative de l’État indien du Jammu-et-Cachemire, région himalayenne coincée entre l’Inde, le Pakistan et la Chine, au cœur de l’un des conflits les plus anciens et les plus complexes de la planète. Héritage du colonialisme, la question du Cachemire remonte à 1947, date de la partition de l’Empire britannique des Indes qui conduit à la création de deux États indépendants : l’Inde, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Les deux nouvelles nations se disputent alors le contrôle de cet État princier dirigé par un maharadjah.

La partie du Cachemire administrée par l’Inde, seule région indienne à majorité musulmane, a longtemps bénéficié de sa propre Constitution, qui limitait par exemple l’achat de terres par des habitants du reste du pays. Mais cette relative autonomie a volé en éclat en 2019, lorsque le Premier ministre Narendra Modi a réalisé un vieux rêve des nationalistes hindous : abroger l’article 370 de la Constitution qui conférait au Cachemire ce statut spécial.

Trois mois après le coup de force de Narendra Modi, le Cachemire indien a été formellement divisé en deux entités administratives distinctes (le Jammu-et-Cachemire à l’Ouest et le Ladakh à l’Est) et rétrogradé au rang de territoire de l’Union indienne, un statut inférieur à celui d’État fédéré, permettant à New Delhi de prendre la main sur la gestion des affaires locales.

Le Cachemire, une région disputée par le Pakistan et l’Inde depuis 1947. « Le BJP a voulu mettre le grappin sur le Jammu-et-Cachemire car il y a des enjeux économiques très importants : c’est par cette région que passent la plupart des cours d’eau de l’Himalaya qui permettent d’alimenter les barrages hydroélectriques. C’est aussi un État qui produit des denrées agricoles qu’on ne trouve nulle part ailleurs en Inde, comme les pommes, parce que c’est le seul État qui dispose d’un climat tempéré. C’est aussi une région très touristique », rappelle Charlotte Thomas, politologue indépendante et experte de l’Asie du Sud, rattachée au centre Noria Research.

Pour le pouvoir central indien, ces élections doivent signifier une forme de retour à la normale après des décennies de troubles. « Souvenez-vous de l’époque où les jours ressemblaient à des couvre-feux, où toutes les boutiques étaient fermées. Aujourd’hui, le terrorisme vit ses derniers jours ici. Qui aurait pu rêver d’un tel changement en seulement dix ans ? Ce n’est pas moi mais le peuple qui l’a fait ! », a lancé samedi Narendra Modi lors d’un déplacement dans la sous-région du Jammu.

Pourtant, la vie quotidienne au Cachemire est bien différente de celle du reste de l’Inde. Quelque 500 000 soldats y sont déployés, faisant de ce territoire l’endroit habité le plus militarisé au monde, tandis que les restrictions sur les libertés civiles et l’emprisonnement de personnalités politiques et de militants des droits humains sont devenus monnaie courante. Par ailleurs, le calme qui règne au Cachemire reste relatif. La veille du déplacement de Narendra Modi, deux soldats indiens ont été tués au cours d’une fusillade avec des rebelles présumés.

Une forte participation attendue

Les élections qui débutent mercredi au Jammu-et-Cachemire s’annoncent historiques à plus d’un titre. Il s’agira du premier scrutin organisé dans ce territoire depuis dix ans, ainsi que de la première consultation depuis l’abrogation de l’article 370.

Lors des dernières élections, en 2014, le BJP de Narendra Modi avait formé une coalition avec un parti régional. Une alliance qui s’est effondrée quatre ans plus tard sur fond de multiples désaccords.

Traditionnellement, les scrutins organisés par New Delhi sont boudés par une large partie des électeurs, qui protestent ainsi contre la domination indienne. Mais cette fois, la donne a changé. De nombreux électeurs veulent empêcher le BJP de former un gouvernement local dans la région et d’être majoritaire au Parlement. Une manière d’exprimer leur opposition à la reprise en main brutale de 2019, considérée comme un moment clé des politiques discriminatoires menées à l’encontre des 200 millions de musulmans indiens (16 % de la population) par les nationalistes hindous arrivés au pouvoir il y a dix ans.

Selon les analystes, le scrutin pourrait cette fois être marqué par une forte participation. Un intérêt visible dans l’ensemble du Jammu-et-Cachemire, où les rues sont ornées d’affiches électorales et de drapeaux de partis, rapporte la BBC. « On annonce un taux de participation supérieur par rapport aux précédents scrutins car, cette fois-ci, les électeurs vont pouvoir donner leur voix à des partis autonomistes, indépendantistes et séparatistes qui rejettent l’architecture institutionnelle au Cachemire », précise Charlotte Thomas.

Parmi les acteurs majeurs du scrutin, on retrouve les deux principaux partis régionaux – le Parti démocratique du peuple (PDP) dirigé par Mehbooba Mufti et la Conférence nationale (CN) dirigée par Omar Abdullah, qui a formé une alliance avec le principal parti d’opposition indien, le Congrès.

Quant au BJP de Narendra Modi, il dispose d’un bastion important à Jammu, majoritairement hindou, mais reste très impopulaire dans la vallée du Cachemire, même si certains musulmans pourraient soutenir le BJP « pour des raisons de castes tribales mais aussi parce qu’ils croient que le parti pourrait apporter plus d’emplois ou de perspectives économiques à la région », rappelle la chercheuse Leoni Connah dans un article publié par The Conversation.

Une élection pour rien ?

Si le BJP n’est officiellement aligné sur aucun parti local, de nombreux politiciens pensent qu’il soutient en sous-main certains partis et candidats indépendants dans l’espoir de diviser le vote de l’opposition. Une accusation d’entente lancée notamment contre Cheikh Abdul Rashid, libéré sous caution pour cette campagne après avoir été arrêté pour financement du terrorisme. Ce dernier réfute toute proximité avec le parti du Premier ministre et a même récemment annoncé une alliance avec les islamistes du parti Jamaat-e-Islami. « Au Cachemire, 40 % des 908 candidats sont des indépendants. Le pari du BJP consiste à coopter des candidats indépendants élus pour pouvoir former un gouvernement », explique Charlotte Thomas, qui souligne le rôle clé du clientélisme dans ces élections locales.

« Il faut aussi rappeler que Modi a procédé à une réorganisation électorale il y a trois ans pour donner plus de poids aux circonscriptions à majorité hindoue. Évidemment, c’est une façon de rafler plus de sièges au Parlement local », explique Gilles Boquérat, expert de l’Asie du Sud à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Fin 2021, une commission de délimitation a attribué 47 sièges à la sous-région du Cachemire et 43 au Jammu. Une nouvelle répartition qui a suscité la colère des partisans de l’indépendance, puisque lors de la législature précédente, une plus grande place était accordée aux députés du Cachemire.

Interrogé par AP, le politologue Noor Ahmad Baba estime que le résultat du scrutin « ne changera pas la dynamique du conflit au Cachemire » puisqu’il se terminera avec « une législature largement dépourvue de pouvoir », étant donné que l’Assemblée régionale a perdu la plupart de ses prérogatives depuis la révocation de l’article 370. De fait, la Chambre ne dispose plus que de pouvoirs législatifs limités et doit se contenter de légiférer sur l’éducation et la culture.

« Il y a peu d’enjeu pour le peuple en termes de gestion quotidienne », confirme Charlotte Thomas. « L’intérêt est strictement politique, voire politicien et électoraliste dans le sens où tout le monde sait que les affaires de la cité seront gérées à New Delhi. »

« Si les partis locaux l’emportent, ils exerceront une certaine pression sur le gouvernement central et délégitimeront peut-être, d’un point de vue démocratique, ce qui a été fait au Cachemire. Mais une victoire du BJP peut permettre au parti de consolider et de valider les changements de 2019 dans les législatures locales », note toutefois Noor Ahmad Baba.

De nombreux Cachemiris estiment qu’un résultat favorable au BJP pourrait entraîner de nouvelles violations des droits humains, la perte de terres ou d’emplois au profit d’étrangers venus du Sud et un renforcement de la mainmise du gouvernement central sur la région. Narendra Modi a répété qu’il prévoyait de redonner le statut d’État à la région, mais n’a pas précisé de calendrier.

Les élections législatives au Cachemire doivent se dérouler en trois phases. Le dépouillement est prévu le 8 octobre. Les résultats devraient être connus le jour même.